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Les Juifs et la Révolution

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Les Juifs et la Révolution Empty Les Juifs et la Révolution

Message  Jérôme C. Dim 24 Oct - 7:00

II. LES JUIFS



1. Une nation dispersée et maltraitée

Le sort des Juifs sous l’Ancien Régime était pire encore que celui des protestants. Les quelques 40 000 à 50 000 Juifs qui vivaient en France en 1789, à la différence des protestants, n’étaient pas répartis dans toutes le pays. Ils n’occupaient que quelques régions : à Bordeaux et autour de Bayonne se trouvaient les « Juifs portugais », assez nombreux pour former communauté. Quelques familles demeuraient à Marseille, Montpellier et Toulouse. En Alsace, en Lorraine et dans les Trois Evêchés, vivaient dans une grande misère ceux qu’on appelait les « Juifs de l’Est » ou « Juifs allemands ». Enfin, sur le territoire français mais soumis à l’autorité du pape et non à celle du Roi, les Juifs d’Avignon et du Comtat Venaissin s’entassaient dans des ghettos qu’on surnommés « les carrières ». Il n’existait aucune unité, ni d’origine, ni d’histoire, ni de statut entre ces différents groupes. Un seul point commun : ils étaient « régnicoles », c’est-à-dire habitants du royaume, mais considérés comme étrangers : on parlait des « nations juives », la portugaise et l’allemande. A ce titre, ils payaient au Roi des « droits de protection », c’est-à-dire qu’ils achetaient annuellement le droit de demeurer dans son royaume et de ne pas en être expulsés.

Les Juifs de Bordeaux descendaient d’Espagnols et de Portugais chassé par les Rois Catholiques et par Michel du Portugal au XVème siècle. C’était alors des « marranes », c’est-à-dire des convertis d’apparence, qui continuaient à pratiquer la Loi en cachette. Ils étaient protégés par des lettres patentes, données par Henri II et renouvelées ensuite par tous ses successeurs. Elles leur accordaient le droit d’aller et venir et d’acquérir des biens, donc de pratiquer le commerce. A partir de Louis XV, ils furent reconnus comme Juifs et sortirent de la clandestinité religieuse. Ils étaient assez bien tolérés, malgré l’opposition systématique du parlement, qui de temps en tant expulsait certains d’entre eux ou prenait à leur encontre des mesures de rigueur. Ils formaient une communauté riche, très structurée et relativement bien « intégrée », d’une grande influence économique et culturelle, bien qu’ils n’eussent naturellement aucun droit civique : ils était exclus de la chambre de commerce, des municipalités et des corporations. Ils étaient environ 2300 à la veille de la Révolution.

Près de Bayonne, la communauté était issue de Juifs bordelais chassés en 1590 de Bordeaux par le parlement. Ils ne résidaient pas dans la ville même, car la municipalité le leur avait interdit. Ils habitaient surtout à Bourg-Saint-Esprit, où ils étaient environ 2500. Moins bien protégés par le Roi que les Bordelais, ils étaient accablés d’impôts spécifiques et exclus de beaucoup d’activités par les autorités locales. Aussi leur communauté était-elle moins riche et moins brillante que celle de Bordeaux.

Dans le Comtat, sous l’autorité du Pape, se trouvaient environ 3000 Juifs : persécutés par Philippe le Bel, ils s’étaient réfugiés dans les territoires pontificaux. Malgré des tentatives d’expulsion (la principale fut celle de Pie V en 1589), ils étaient restés : leur statut était un des plus durs de l’époque. Enfermés dans des quartiers spécifiques, les « carrières », dont ils ne pouvaient sortir que le jour et sous condition, ils étaient soumis au port du chapeau jaune. Ils ne pouvaient posséder ni terres ni maisons, ne devaient faire commerce ni de marchandises neuves, ni de chevaux, ni de denrées alimentaires. Ils étaient si écrasés d’impôts qu’ils ne pouvaient survivre que par des emprunts qui les réduisaient à la misère. Quand ils le pouvaient, ils partaient, mais les villes de Provence ne les acceptaient que très difficilement : à Aix, ils étaient interdits de séjour sous peine du fouet. A Marseille, on les expulsait régulièrement. En 1760, le parlement de Provence leur avait fait « défense de hanter, fréquenter et demeurer à Marseille. » Quelques familles avaient passé outre, et une petite synagogue clandestine avait même été ouverte en 1768. En 1776, ils avaient enfin pu acheter à Louis XVI les précieuses lettres patentes qui, contre un droit de 6000 livres, leur avaient autorisé le séjour dans le grand port provençal.

A l’Est de la France vivaient, ou plutôt survivaient les communautés dites « allemandes ». C’était de loin les plus nombreuses : plus de 20 000 Juifs habitaient en Alsace, soit la moitié de la population juive du royaume. Leurs statuts étaient extrêmement diversifiés selon les villes, mais ils étaient, dans l’ensemble, exclus de presque tout : ils n’avaient ni le droit d’acquérir des propriétés, ni celui d’employer des ouvriers, ni celui d’user des biens communaux, ni le droit de libre circulation. Le commerce de l’argent, qu’ils en étaient la plupart du temps réduits à pratiquer, les faisait haïr des populations chrétiennes. En Alsace, leur misère était si grande que le bailli de Molshein pouvait écrire que « La nation juive généralement parlant vit fort mal. Un grand nombre d’entre eux se contente pendant toute une journée d’un morceau de pain et de quelques pommes, poires et autres fruits suivant la saison. » La population, elle-même misérable, leur était si hostile qu’en 1778 l’affaire des « fausses quittances » suscita des tentatives de pogroms : des paysans endettés auprès des Juifs produisirent de fausses quittances pour tenter de se libérer de dettes qu’ils ne parvenaient plus à assumer. Ils furent condamnés par le Conseil de Colmar, mais reçurent des délais de paiement qui évitèrent le pire*. Un des très rares Juifs d’Alsace parvenu à construire une fortune substantielle, Hertz Cerf-Berr, qui devait jouer un rôle majeur dans l’émancipation sous la Révolution, présenta l’affaire au Roi et essaya de démontrer la nécessité d’un évolution de la situation des Juifs. Il rédigea un Mémoire sur l’état des Juifs d’Alsace, où il recensait les malheurs de sa « nation » et réclamait la liberté du commerce et le droit de libre établissement. Il en résulta un léger progrès. Les Juifs acquirent partiellement le droit de circulation : ils furent notamment libérés du droit de péage corporel qu’ils devaient (comme le bétail...) payer pour entrer dans les villes*. Ils reçurent l’autorisation de louer des terres et de les exploiter : toutefois ils ne pouvaient ni en devenir propriétaires, ni employer des ouvriers. Ils pouvaient ouvrir des fabriques et des usines et faire du commerce plus librement. En même temps, ils étaient soumis à une stricte limitation des mariages (qui nécessitaient une autorisation royale), ils ne pouvaient plus pratiquer le prêt que sous des conditions très restrictives ; surtout, les Juifs sans domicile étaient expulsés du royaume, ainsi que tous ceux qui n’avaient pas acquitté au Roi le « droit de protection » auquel leur religion les soumettait obligatoirement*.

Les Juifs de Lorraine n’étaient guère mieux lotis, ni ceux des Trois Evêchés, bien que la communauté de Metz fût riche et très organisée. A Paris enfin résidaient environ 500 personnes de religion juive. En théorie, la capitale leur était interdite depuis 1394*, mais les juifs parisiens bénéficiaient de dérogations : surveillés par la police, soumis à l’obligation du passeport périodiquement renouvelable, ils étaient circonscrits dans trois quartiers : Saint-Denis, Saint-Martin et Saint Germain. Ils ne pouvaient être propriétaires, et n’avaient pas accès aux corporations de métiers ni aux maîtrises*.



2. De l’anti-judaïsme aux premières réclamations : les Lumières allemandes au secours des juifs de France

La France était de tradition un pays d’anti-judaïsme virulent. Les Lumières françaises n’améliorèrent pas tellement les choses, et les philosophes ne furent pas très favorables à la « nation juive » : Montesquieu suggéra de les établir dans une ville unique sur la frontière d’Espagne, et de leur accorder des privilèges spécifiques, en matière de commerce, au prix d’un million par an. La tolérance au prix fort, et quant à la liberté... Il est bien connu que Voltaire consacra une part majeur de son « combat » à la lutte contre le « plus abominable peuple de la Terre », les « déprépucés d’Israël, les plus grands gueux qui aient jamais souillé la face de la Terre. » Les Juifs n’eurent pas en lui le défenseur qu’avaient trouvé les protestants, mais un ennemi acharné. Les Encyclopédistes ne leurs furent guère plus tendres, avec quelques sommets d’anti-judaïsme extrême, plus violent encore que celui de Voltaire, chez d’Holbach par exemple. Rousseau fut le seul, comme il l’est d’ailleurs sur tant d’autres points, à oser faire l’éloge des Juifs et à stigmatiser fortement l’ « injustice et la cruauté (qui) coûtent peu à la charité chrétienne. » Les révolutionnaires qui devaient défendre les droits des juifs trouvèrent le plus souvent chez lui leur inspiration.

Les juifs de France étaient donc bien mal soutenus pour faire reconnaître leurs droits à la veille de la Révolution. Un courant en leur faveur se dessinait pourtant : l’exemple était venu d’Autriche, où le grand philosophe juif Moses Mendelsohnn, le « nouveau Platon », avait mis sa célébrité au service de ses coreligionnaires. Au même moment son ami protestant Lessing, « un des hommes les plus universels de ce siècle » comme disait Mirabeau, et qui plus tard devait mettre en scène Mendelsohnn dans sa célèbre pièce Nathan le Sage, rompait des lances avec Michalis, théologien luthérien et apôtre farouche de l’anti-judaïsme. Mendelsohnn lui apporta son soutien, et en 1763, il organisa un débat public avec Lavater au sujet de judaïsme, dont le texte fut diffusé dans toute l’Europe : il fut traduit en français en 1771.

En 1779, Cerf-Berr appela Mendelsohnn au secours lors de l’affaire des fausses quittances d’Alsace, et lui remit un mémoire de sa plume à ce sujet. Mendhelsonn, pensant qu’un chrétien recevrait davantage d’audience du public, le renvoya à Christian Wilhelm Dohm, célèbre professeur à l’Université de Berlin, très attaché à la cause des juifs. Celui-ci accorda aussitôt son aide et rédigea un traité en allemand, avec la collaboration de Cerf-Berr : De la Réforme politique des Juifs fut le premier grand texte historique et théorique sur les juifs d’Europe. Dohm préconisait leur régénération par l’accès à toutes les professions et leur émancipation à l’échelle européenne. Il inséra dans son ouvrage le texte de Cerf-Berr, qui fit aussitôt traduire le livre en français par Bernoulli, le grand mathématicien, qui était un ami de Mendelssohn. Ce fut un échec car la censure royale veillait : elle bloqua immédiatement l’ouvrage et le fit mettre au pilon : il ne connut donc aucune diffusion directe en France. En Allemagne en revanche, il rencontra un vif succès dans les cercles éclairés.

Néanmoins la question des juifs commençait à être soulevée en France. Mirabeau, admirateur de Lessing et de Mendelssohn, s’était lié d‘amitié avec Dohm lors de son séjour de 85 à Berlin. Il trouva moyen de tourner partiellement la censure qui frappait les thèses de son ami : à son retour en France, il fit paraître un livre intitulé Sur Moses Mendelssohn et sur la réforme politique des juifs. Il y résumait les thèses de Dohm : « Voulez-vous que les Juifs deviennent des hommes meilleurs, des citoyens utiles ? Bannissez de la société toute distinction avilissante pour eux. Ouvrez-leur toutes les voies de subsistance et d’acquisition. Loin de leur interdire l’agriculture, les métiers, les arts mécaniques, encouragez-les à s’y adonner. Mettez les écoles juives sur le pied des écoles chrétiennes, dans tout ce qui ne tient pas à la religion. Qu’en un mot, ils soient mis et maintenus en possession de tous les droits des citoyens, et bientôt cette constitution utile et équitable les rangera au nombre des membres les plus utiles de l’Etat. » Le texte de Mirabeau put circuler un certain temps avant d’être à son tour censuré.

En 1787, la Société Royale des sciences de Metz mit au concours le sujet suivant : « Est-il un moyen de rendre les Juifs plus utiles et plus heureux en France ? » Sur les neufs mémoires reçus, plusieurs faisaient écho à l’anti-judaïsme traditionnel : ainsi Dom Chais, un bénédictin, préconisait-il de « transporter les juifs en masse dans le désert de Guyane »... Mais trois textes se distinguèrent : celui d’un juif polonais, Zalkind Hourwitz, celui d’un avocat protestant de Nancy, Claude-Antoine Thierry (qui servait probablement de prête-nom à Berr Isaac Berr, riche industriel juif qui n’avait pas osé concourir sous sa véritable identité) et celui d’un curé lorrain, l’abbé Grégoire, qui commençait son long et célèbre combat en faveur des juifs. Les trois textes furent publiés au printemps 1789.

La population française était dans l’ensemble très hostile aux Juifs. Les parlements se signalèrent presque toujours par leur anti-judaïsme systématique : en 1784, il fallut des lettres comminatoires du Roi pour forcer celui de Paris à enregistrer l’édit qui libérait les Juifs du péage corporel à l’entrée des villes. Les parlements de Bordeaux et de Toulouse n’acceptèrent jamais de l’enregistrer. Plusieurs parlements par ailleurs n’acceptèrent l’Edit de Tolérance, qui rendait aux protestants le droit à l’état civil, que sur la précision expresse que le texte ne concernait pas les Juifs : pas question d’accorder des droits, quels qu’ils fussent, aux « ennemis les plus acharnés du nom chrétien »... Le pouvoir royal ne fit pas de difficulté. L’approche de la Révolution est marquée, envers les Juifs, par deux tendances opposées de sa part : à certains égards, il y a durcissement, qui frappe comme de raison les plus misérables, à savoir les nations « allemandes ». Il leur fut imposé un enregistrement strict de tous leurs membres, et le 13 décembre 1788, un édit réitéra l’ordre d’expulsion de tous ceux qui ne s’y seraient pas soumis. Les événements empêchèrent heureusement son application.

Mais en même temps des mesures commençaient d’être prises pour unifier le statut des Juifs en France et les intégrer au royaume : Louis XVI était, malgré des réticences d’ordre religieux, sensible à l’injustice de leur sort et souhaitait qu’elle diminuât. Malesherbes, qui s’était chargé de rédiger avec l’aide de Rabaud l’Edit de Tolérance pour les protestants, reçut du roi l’ordre de mettre en œuvre un vaste programme d’information sur les diverses « nations juives » du royaume. Il reçut des représentants de ces nations, et travailla notamment, avec l’infatigable Cerf-Berr, à l’élaboration d’un statut politique et juridique qui serait commun à tous les Juifs du royaume. Il ne s’agissait pas, comme il a parfois été affirmé un peu vite*, d’émancipation ni de naturalisation, mais d’unification et de modernisation des lois qui devaient gouverner les « nations » au sein du royaume.


3. L’entrée en Révolution

L’annonce de la réunion des Etats Généraux, et la consultation nationale qui l’accompagna, suscita quelques travaux en faveur des Juifs : en avril 1789 parut le plus important d’entre eux, l’Apologie des Juifs de David Hourwitz, qui avait partagé avec Grégoire et Thierry le prix de l’académie de Metz. Il réclamait déjà la stricte égalité des droits civiques et politiques : « Un Juif s’est chargé de défendre sa nation et de réclamer pour elle ces droits imprescriptibles et communs à tous les hommes. Il n’est pas difficile de prouver qu’on ne doit point opprimer les Juifs et qu’ils doivent sous la protection des lois jouir de tous les avantages accordés à la qualité de Citoyen. »

Hourwitz était en avance sur les événements… Les cahiers de doléance étaient dans l’ensemble très peu favorables aux juifs, quand ils abordaient la question de leur sort. 307 seulement en font état : 19 en Alsace, 138 en Lorraine et Barrois, 146 dans les Trois Evêchés, plus un à Bailleul (Flandres Maritimes), un à Arques, un au Havre et un (de la noblesse) à Paris.

24 cahiers réclament l’ « égalité devant l’impôt » pour les Juifs, mais il ne s’agit pas de la suppression des taxes spécifiques payées par les « nations » pour leur protection. Il s’agit de celle des rôles de taille particuliers établis par les syndics dans certaines villes : les Juifs doivent contribuer comme les autres aux recettes locales. 140 cahiers se plaignent des prêteurs juifs et réclament des mesures contres eux. 12 cahiers souhaitent l’établissement de ghettos, comme dans les territoires du Pape, 54 cahiers souhaitent une limitation du nombre de Juifs autorisés à séjourner en France, 27 demandent l’expulsion massive des Juifs du royaume. 14 réclament que les Juifs de l’Est soient dispersés dans toute le France, 3 veulent la destruction des synagogues. Le ton était globalement très violent : on en peut juger par cet extrait du cahier du clergé de Colmar : « Les Juifs, par leurs vexations, leurs rapines, la duplicité cupide dont ils offrent journellement de si pernicieux exemples, étant la principale et la première cause de la misère du peuple, de la perte de tout sentiment d’énergie, de la dépravation morale dans une classe autrefois renommée par cette foi germanique si vantée... (pour ces motifs) ... qu’il ne puisse plus être permis de contracter mariage qu’au fils aîné de chaque famille juive. »

Il existe néanmoins quelques demandes favorables aux Juifs : 39 cahiers souhaitent l’extension à la Lorraine et aux Trois Evêchés de l’abolition du droit de péage corporel. 28 demandent l’accès pour les Juifs à toutes les professions, notamment à l’agriculture. 9 cahiers, enfin, veulent l’égalité stricte des droits. Le mouvement en faveur des Juifs était minoritaire, mais il existait…

Les Juifs essayèrent de participer aux événements qui commençaient à bouleverser la France : ils y parvinrent plus ou moins selon les régions et leurs divers statuts.

A Bordeaux, la corporation des « Marchands Portugais » fut convoquée comme les autres pour les élections aux Etats Généraux. Elle désigna ses représentants sans problème : Abraham Furtado, Azvedo aîné, Lopes-Dubec et l’armateur David Gradis participèrent aux assemblées secondaires. Gradis manqua être élu aux Etats : à quatre voix près, il y aurait eu un Juif à la Constituante… A Bayonne, on convoqua les Juifs de même, mais la municipalité fit casser la convocation au motif qu’ils n’étaient pas sujets du roi. Une réclamation envoyée à Versailles obtint confirmation de la convocation, et quatre représentants furent désignés. Jacob Silveyra, Salomon Furtado, Benjamin Nunes-Tavares et Mardochée Lopès-Fonseca. Aucun ne put espérer participer aux Etats Généraux, mais ils rédigèrent un Cahier des plaintes et demandes et remontrances de la Nation juive de Bayonne qui fut envoyé à Paris.

Les juifs « allemands » de l’Est n’eurent pas autant de chance. Grégoire, qui sentait le vent tourner et entendait bien qu’il fût favorable à ses protégés, leur avait suggéré de tenter une action. Il écrivit à son ami Isaac Berr Bing, dès février 1789 : « Dites-moi, mon ami, à la veille des Etats Généraux, ne devriez-vous pas vous réunir avec d’autres membres de votre nation pour réclamer les droits et avantages des citoyens ? Plus que jamais, voici le moment. » L’idée était excellente, mais le pouvoir royal ne l’entendit pas de cette oreille. Passe encore que les richissimes marchands du Sud-Ouest, malgré leur religion impie, puissent se faire entendre, mais pour qui se prenaient les misérables de l’Est ? Le ministre de la guerre, Puységur, fut catégorique : « Les Juifs ne doivent pas être convoqués, ni conséquemment admis aux assemblées. » Cerf-Berr réclama auprès de Necker, qui le renvoya sans aménité : pas question que les Juifs de l’Est bénéficient de quelques droits que ce soit : « Ils ne peuvent participer à aucun de ces avantages. » C’était clair et net. Cerf-Berr s’obstina. Il écrivit au ministre pour protester « du désir de la nation juive régnicole de concourir à la restauration de la chose publique. » Après tout, les juifs payaient des impôts, comme les autres et plus que les autres. Qu’ils puissent du moins rédiger un mémoire, qui serait transmis aux députés non juifs pour diffusion. Necker finit par consentir à ce que les juifs s’assemblent entre eux « sans éclat et sans autres formalités » pour écrire un cahier, et « dresser le mémoire de leurs doléances. » Ce texte, qui devrait rassembler les réclamations des juifs dans les trois provinces en cause (Alsace, Lorraine et Trois Evêchés), serait transmis au roi, qui « jugera s’il y a lieu de le faire communiquer aux Etats Généraux et statuera sur leurs demandes dans son Conseil. » Autrement dit, les juifs avaient le droit de coucher par écrit des plaintes qui auraient l’insigne honneur d’être mises au panier par sa Majesté en personne… Que pouvaient-ils faire d’autre qu’obéir ? Ils se réunirent donc, écrivirent leur mémoire commun qui partit pour Paris par la voie officielle : six « députés », deux par province se rendirent à la capitale, comme ils y avaient été autorisés, pour le remettre aux mains du « Syndic général » des Juifs à Paris, en l’occurrence encore et toujours Cerf-Berr, qui le transmettrait au roi pour être enterré. Mais un exemplaire fut également remis à Grégoire, qui venait d’être élu par le clergé. Il promit d’en faire bon usage. Le texte réclamait la liberté de circulation, la suppression des quartiers réservés, celle des droits de protection, l’égalité devant l’impôt et l’accès à toutes les professions. Les juifs de Metz avaient ajouté le libre accès aux communaux, ceux d’Alsace la liberté de se marier, ceux de Lorraine l’accès aux collèges et aux Université… C’était beaucoup, mais le soutien promis par Grégoire permettait d’espérer une diffusion.



4. La lutte pour l’émancipation

4.1. Partisans et adversaires des juifs

Au sein même de la Constituante, les partis étaient très diversifiés sur la question du statut des juifs. Si pour beaucoup de députés l’affaire était fort secondaire, il existait un groupe de partisans actifs de l’émancipation collective des juifs de France. Ce groupe comprenait Grégoire, Mirabeau, Clermont-Tonnerre, Duport, Bergasse, Antraigues, Brevet de Beaujour, La Rochefoucauld, Rabaud Saint-Etienne, Talleyrand, Fréteau de Saint-Just, Mounier, Bouche et Robespierre. Tous ces députés, qui sur beaucoup de points étaient en désaccord total, s’unirent pour obtenir que les juifs soient explicitement mis au nombre des citoyens français et jouissent de tous les droits liés à ce titre. Il leur fallut lutter contre un autre groupe tout aussi déterminé et tout aussi hétéroclite sur le plan politique et social : La Fare, Maury, le prince de Broglie, Hell, Thiebault et Rewbell s’étaient malgré leurs divergences politiques associés dans le combat contre l’accès des Juifs à la citoyenneté.

Les tactiques mises en œuvres par les deux groupes étaient symétriques : le premier faisait en sorte de rappeler aussi souvent que possible la question du sort des juifs à la mémoire de l’Assemblée. Le second faisait systématiquement obstruction et poussait au report de toutes les discussions proposées par les adversaires, en glissant autant que possible dans ses interventions le maximum d’arguments anti-juifs.

En dehors de l’Assemblée, les partisans des juifs ne demeuraient pas inactifs : la municipalité de Paris était favorable aux juifs dans l’ensemble, et leurs défenseurs les plus acharnés étaient Condorcet et Brissot, auxquels il faut ajouter l’avocat Godard et les « abbés patriotes » Fauchet, Mulot et Bertolio. Les députations locales des juifs, qui tentaient de faire pression sur la Constituante avec les soutiens des députés mentionnés plus haut, s’appuyaient également sur la Commune.

4.2. Des débuts mouvementés : dangers et désaccords

Il ne fut pas question des juifs à l’Assemblée avant l‘été 89. Leur première « apparition » politique sur la scène nationale eut lieu dans des circonstances tragiques. La « grande peur » provoqua en Alsace des mouvements anti-juifs très violents. Les paysans endettés attaquèrent les maisons de leurs créanciers juifs pour y détruire les titres de créance. Ils pillèrent les magasins, maltraitèrent les juifs, et on parla de nouveau d’une « Saint-Barthélémy » pour les juifs. Alerté, Grégoire réclama des mesures d’urgence le 3 août : il fallait prendre des mesures de polices pour préserver les biens et les personnes des juifs d’Alsace sans attendre.

Le 23 août eut lieu le premier débat théorique sur la question des juifs : lors de la discussion sur l’article X de la déclaration des droits de l’homme, qui assurait la liberté de conscience, Rabaud Saint-Etienne réclama une mention spécifique des juifs, « ce peuple arraché de l’Asie, toujours errant, toujours proscrit, toujours persécuté depuis près de dix-huit siècles, qui prendrait nos moeurs et nos usages, si par nos lois il était incorporé avec nous, et auquel nous ne devons point reprocher sa morale, parce qu’elle est le fruit de notre propre barbarie et de l’humiliation à laquelle nous l’avons si injustement condamné ! » Les récents événements d’Alsace lui donnaient raison, les juifs, spécialement susceptibles d’être attaqués en raison de leur croyance, méritaient d’être spécialement protégés ; il fallait une décision générale à leur égard, qui leur assurât explicitement à tous, de quelque région qu’ils soient originaires, les mêmes droits qu’aux autres citoyens. L’Assemblée refusa de le suivre.

Les juifs, qui n’étaient pas représentés à l’Assemblée, à la différence des protestants, ne restèrent pas inactifs lors des débuts de la Révolution. Mais rapidement une grande divergence se fit jour entre les « Portugais » du Sud-Ouest et les « Allemands » de l’Est. Les premiers, quasiment intégrés à la vie du royaume avant les événements du printemps, ne souhaitaient rien d’autre ou presque que la conservation des droits déjà acquis par eux : ils ne voulaient pas de décision générale, et ils craignaient l’activisme des juifs de l’Est et de leur protecteur chrétien Grégoire. En effet, le cahier élaboré à partir des mémoires des trois provinces d’Alsace, de Lorraine et des Trois Evêchés avait été achevé et le curé d’Embersmenil avait promis d’en faire bon usage à l’Assemblée. Dès ce moment avait aussi été rédigée une Adresse des Juifs de Metz, des Trois Evêchés, de l’Alsace et de la Lorraine : les juifs de l’Est y réclamaient des mentions particulières de leurs droits, notamment en ce qui concerne l’accès à toutes les professions et l’égalité devant l’impôt, dans les futurs décrets de l’Assemblée, « afin que le peuple perde l’habitude de nous regarder pour ainsi dire comme étrangers à la nation française et indignes d’y avoir une autre existence. » Par ailleurs, ils souhaitaient que l’intégration leur permettent de conserver une autonomie partielle : ils voulaient préserver leurs institutions particulières : synagogues, rabbins, syndics.

Les juifs de Paris avaient aussi leur point de vue sur la question, proche de celui des juifs « Portugais » mais plus radical encore : le 26 août, ils prononcèrent à l’Assemblée une Adresse où ils se réjouissaient que la déclaration des droits de l’homme, en leur donnant le titre d’hommes, «leur garantissait le titre de citoyens ». Ils renonçaient solennellement « au privilège qui nous avait été accordé d’avoir des chefs particuliers tirés de notre sein et nommés par me gouvernement. » Ils souhaitaient donc l’assimilation complète de leur communauté à la nation. C’était aller expressément contre le vœu des « Allemands », et même dépasser celui des « Portugais ».

L’Assemblée entendit les diverses adresses, et prit expressément les juifs d’Alsace sous sa protection. Le 27 septembre, toutefois, des délégations se présentèrent à nouveau et plaidèrent l’urgence absolue : les troubles anti-juifs prenaient des proportions catastrophiques, et tournaient en Lorraine aux pogroms en règle. L’Assemblée changea aussitôt son ordre du jour, et l’ « affaire des Juifs de Metz » fut discutée séance tenante. Il fut voté que le président écrirait aux municipalités de Lorraine « pour leur manifester que la déclaration des droits de l’homme est commune à tous les habitants de la terre. » Grégoire en profita pour remettre sur le tapis la question soulevée par Rabaud : l’Assemblée devait discuter du sort des juifs en général et statuer sur leur accès à la citoyenneté. Il fut arrêté que la question serait traitée au cours de la présente session, mais aucune date ne fut prise.

Le 21 novembre, il fut de nouveau question des juifs à propos d’Avignon et du Comtat. Le rattachement à la France des territoires pontificaux entraînait l’accès à la citoyenneté de leurs habitants, dont un bon nombre étaient les anciens « juifs du pape ». Charles Bouche, député d’Aix, rappela leur existence à l’Assemblée : il proposa de supprimer les taxes particulières qui les frappaient, d’abolir les marques distinctives (la rouelle et le chapeau jaune), de leur ouvrir l’accès à la propriété foncière. En même temps, circulait dans Paris un pamphlet anti-juif qui accusait les juifs d’Avignon de fomenter un complot pour assassiner les prêtres. Il fallut une enquête, et un article spécial du Courrier de Versailles pour établir qu’il ne s’agissait que d’une invention malveillante.

Le 21 décembre, il fut question de l’accès des citoyens aux fonctions électives. Dans certaines provinces, on déniait cet accès aux protestants, et les comédiens n’y avaient droit nulle part en France. Clermont-Tonnerre essaya de faire voter un texte général, qui déclarait que « nul citoyen actif ne pourra être écarté du tableau des éligibles ni exclu des emplois publics à raison de sa profession, ou de son culte. » Mais Rewbell se leva et demanda si les juifs seraient compris parmi les citoyens : sur la réponse affirmative de Clermont-Tonnerre, il prononça une violente diatribe contre les juifs, qui « ne se croient pas citoyens eux-mêmes. » Il en profitait pour affirmer à l’Assemblée qu’il y avait 300 000 juifs en Alsace, soit dix fois leur nombre réel... La discussion qui s’ensuivit fut houleuse, et aucune décision ne fut prise. Brissot dénonça l’attitude de Rewbell dans le Patriote Français, mais en vain. La discussion reprit le 23 : on y traita en vrac de l’accès aux fonctions publiques des juifs, des protestants, des comédiens, et... des bourreaux. Le cas des protestants fut tranché sans débats après que Clermont-Tonnerre fut revenu à la charge : « il n’y a pas de milieu possible : ou admettez une religion nationale, et écartez de votre société les hommes qui professent un autre culte, et alors effacez l’article de la déclaration des droits ; ou bien permettez à chacun d’avoir son opinion religieuse, et n’excluez pas des fonctions publiques ceux qui usent de cette permission. » Le cas des juifs était plus délicat. Leurs nombreux adversaires obligeaient à argumenter fortement en faveur de leur admission au droit de cité. Clermont-Tonnerre rappela donc, pour les réfuter, leur réputation d’insociabilité, celle d’avarice, le reproche de pratiquer l’usure. « Eteignez les haines, s’écria-t-il, et ouvrez vos coeurs à la raison : cette usure justement blâmée est l’effet de nos propres lois... » Il plaida pour l’admission des juifs à tous les droits, ce qui entraînerait l’abolition de leurs conditions particulières : « Il faut refuser tout aux Juifs comme nation, et accorder tout aux Juifs comme citoyens. Il faut qu’ils ne fassent dans l’Etat, ni un corps politique, ni un ordre. Il faut qu’ils soient individuellement citoyens. »

L’abbé Maury lui répondit dans un long discours rempli de tous les poncifs de l’anti-judaïsme du temps : les juifs « ont traversé dix-sept siècles sans se mêler aux autres nations. (...) Ils préfèrent le trafic au labeur, et ont par an cinquante-six fêtes de plus que les chrétiens. (...) Ils n’ont jamais fait que le commerce de l’argent. Enfin, « ils possèdent en Alsace 12 millions d’hypothèques sur les terres. Dans un mois, ils seraient propriétaires de toute la province. Dans dix ans, ils l’auraient entièrement conquise, elle ne serait plus qu’une colonie juive. » Or les juifs étaient étrangers par nature : « Appeler des juifs citoyens, ce serait comme si l’on disait que sans lettres de naturalisation et sans cesser d’être anglais et danois, les Anglais et Danois pourraient devenir français. » Robespierre, monté à son tour à la tribune, rappela sèchement que Maury disait des sottises « contraires à l’histoire ». D’ailleurs, « Les vices de juifs naissent de l’avilissement où vous les avez plongés ; ils seront bons quand ils pourront trouver quelqu’avantage à l’être ! ». Les juifs étaient des victimes, des opprimés et non des oppresseurs : « Comment peut-on leur opposer les persécutions dont ils ont été victimes chez les différents peuples ? Ce sont au contraire des crimes nationaux que nous devons expier en leur rendant les droits imprescriptibles de l’homme dont aucune puissance humaine ne pouvait les dépouiller. » L’intervention du futur Incorruptible, généreuse mais trop abstraite et sentencieuse, ne fut guère apprécié de l’Assemblée.

La Fare, évêque de Nancy, succéda à Robespierre : hostile aux Juifs, il expliqua qu’en Alsace « le peuple les a en horreur », et que si l’Assemblée leur accordait la citoyenneté, elle risquait d’ « allumer un grand incendie ». Qu’on charge donc un comité particulier de rédiger à leur usage une législation unifiée certes, mais spécifique...

L’Assemblée était indécise. Duport vint à la rescousse des partisans des Juifs : il proposa de modifier la rédaction de la motion de Clermont-Tonnerre : que sans statuer expressément sur la question des juifs, l’Assemblée déclare simplement qu’à aucun Français ne pourrait être opposé un motif d’exclusion de la citoyenneté ou de l’éligibilité qui n’ait été prononcé par décret. Si son texte bénéficiait d’une priorité pour le vote, la question était réglée, car il permettait de faire accéder les juifs à la citoyenneté et à tous ses droits sans qu’un autre débat fût nécessaire... Mis la priorité, proposée, fut repoussé par 408 vois contre 403. La question était donc toujours en suspens...

Le lendemain, les juifs de Paris firent imprimer une nouvelle adresse où ils soulignaient notamment leur engagement dans la Garde Nationale. Mais les adversaires repassèrent aussitôt à l’attaque : cette fois-ci, ils firent des contre-propositions positives en matière de législation spécifique pour les juifs. Hell, député de Haguenau, déclara que les juifs, pour jouir des droits de l’homme, devaient d’abord s’en « rendre dignes »... Pour les préparer à entrer dans l’humanité dont ils ne faisaient pas encore partie, il proposait un règlement particulier : ils continueraient d’acquitter les droits de protection, en sus des impositions communes à tous les français, les mariages seraient limités et accordés uniquement si « les ménages juifs dans une commune n’excèdent pas le sixième des autres religions, si le Juif exerce un métier et justifie être propriétaire d’au moins un arpent de terre. » On y joindrait des restrictions sévères à la liberté de circulation, à la liberté du commerce, etc.* Il fut soutenu par le prince de Broglie, qui assura que « les Juifs sont des étrangers en France, une sorte d’habitants passagers ou plutôt de cosmopolites qui n’ont jamais joui, ni même jamais prétendu au titre de citoyens français, auxquels il pourrait être dangereux de l’accorder sans précaution. Même dans les plus petits villages, ils sont réunis en corps de nation ; et cette existence politique d’une nation dans une autre nation est certainement aussi dangereuse par ses conséquences qu’elle est antisociale par ses principes. » Il mettait en garde contre la prolifération des Juifs, qui devait être soigneusement limitée. Après « plusieurs années de noviciat ou d’épreuve, on pourra admettre individuellement des Juifs, sur un témoignage favorable des habitants de la commune, à prêter le serment civique... » Par ailleurs, un délai de dix ans devait être accordé aux débiteurs des juifs pour payer leurs dettes...

Les conservateurs, favorables à un statut d’exclusion pour les Juifs, furent vivement appuyés par un député patriote, Rewbell, l’ « adversaire acharné des Juifs* ». Les avis se succédèrent pendant un assez long moment, contribuant à embrouiller la question : l’Assemblée, nullement hostile aux juifs, se montrait sensible à l’argument de leurs adversaires, qui affirmaient qu’ils ne souhaitaient pas devenir citoyens, car ils ne pouvaient renoncer à leurs particularismes.

Pour finir, Mirabeau jeta sa voix et sa renommée dans la bataille, non pour la remporter mais pour la suspendre : on le savait engagé en faveur de la citoyenneté sans restriction, qu’il avait réclamée dès avant la Révolution. Il tonna contre les partisans de l’exclusion : « dans un gouvernement comme celui que vous élevez, il faut que tous les hommes soient des hommes. » Mais il conclut à l’ajournement de la question, « parce qu’elle n’est pas assez éclaircie ». Sans doute estimait-il l’affaire perdue dans l’immédiat : il valait mieux attendre des moments plus favorables.

L’Assemblée finit par voter l’accès des non-catholiques à la citoyenneté et à tous les emplois, « sans rien préjuger relativement aux Juifs sur l’état desquels l’Assemblée Nationale se réserve de se prononcer. »

La presse fut divisée à propos de ce long débat : la plus grande partie des journaux toutefois approuvait l’Assemblée, qui « laissait le temps aux préjugés de se dissiper, aux passions le temps de se calmer, et aux Juifs celui de se rendre digne des droits du citoyen en abjurant ce système d’isolement et d’intolérance qui leur est particulier*. » Marat, qui méprisait cordialement les Juifs, approuvait le discours de Maury mais se déclarait en faveur de la citoyenneté : « Bien qu’il y ait peu d’apparence de le voir s’adonner aux divers emplois de la société, ce n’est pas là un titre pour les exclure. » Toute la discussion était d’ailleurs à ses yeux inutile et « puérile ». Desmoulins était plus favorable aux Juifs, dont il reliait, non sans finesse, le sort à celui des pauvres que le marc d’argent, en débat à la même époque, excluait des droits politiques : « Ne serait-ce pas le comble de l’absurdité s’il fallait encore justifier d’un prépuce pour être éligible ? » De toute manière, la bataille était loin d’être gagnée...


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Message  Jérôme C. Dim 24 Oct - 7:00

4.3. La citoyenneté pour les Portugais

4.3.1. Un combat égoïste : la rivalité entre portugais et allemands

Le choix de l’Assemblée de suspendre sa décision sur l ‘accès des juifs à la citoyenneté consterna les juifs du Sud-Ouest : pour eux, elle constituait en effet une régression, dans la mesure où avant même la Révolution ils avaient joui de fait de la plupart des droits du citoyen. Ils se hâtèrent de prendre des mesures : dès le 30 décembre une assemblée fut réunie à Bordeaux sous la présidence du syndic Dias Pereyra, et une adresse fut rédigée pour protester contre la suspension du débat, et surtout pour dénoncer avec virulence les menées malfaisantes des juifs « allemands », qui étaient aux yeux des portugais la cause de tout. « Nous osons croire que notre état en France ne se trouverait pas aujourd’hui soumis à discussion si certains des Juifs d’Alsace, de Lorraine et des Trois Evêchés n’eussent fait naître une confusion d’idées qui paraît nous envelopper (...) Les demandes peu réfléchies de quelques juifs d’Alsace, qui d’ailleurs ne jouissent de presque aucun des avantages dont nous sommes en possession, seraient-elles capables de nous priver de nos droits ? Car à notre égard, il s’agit moins d’acquérir que de ne pas perdre. » Ce texte, qui brisait définitivement toute solidarité entre les diverses communautés juives de France, et affirmait la volonté des juifs du Sud-Ouest de jouer leur propre jeu, fût-ce au détriment de leur coreligionnaires moins privilégiés, fut signé par les syndics et 215 chefs de famille. Une nouvelle députation fut élue, qui rassemblait des bordelais et des avignonnais de Bordeaux, et qui reçut mandat des juifs de Bayonne et des « portugais » de Marseille et de Lyon. Montée à Paris le 4 janvier, elle visita tous les députés favorables à l’émancipation, et distribua l’adresse à tous les membres de l’Assemblée. Ses membre rencontrèrent les députés des juifs de l’Est, mais l’entrevue ne porta guère de fruits : on ne put s’entendre. Les députés patriotes leur furent favorables, mais surtout ils s’assurèrent l’appui du garde des sceaux, Champion de Circé, et de Talleyrand, qui devait rédiger le rapport sur leur cause à l’Assemblée. Ils rallièrent également les juifs de Bourg-Saint-Esprit qui déposèrent une adresse similaire à la leur.

Les juifs de l’Est étaient inquiets de cette activité, qui visait à faire assurer sur leur dos les droits des « portugais » : si l’Assemblée accordait la citoyenneté à une seule « nation juive », celle des riches marchands du Sud-Ouest, qu’en serait-il des autres qui n’avaient pas leurs atouts économiques ni leur début d’intégration, bien au contraire ? Leur chance serait perdue d’accéder un jour à tous les droits dont ils avaient toujours été privés : déjà certains d’entre eux étaient prêts à renoncer à une partie des droits civiques, et notamment à l’éligibilité... La lutte s’engagea dès lors ouvertement : un mémoire concurrent de celui des Bordelais fut rédigé en hâte. Il devait être l’oeuvre de Jacques Godard, avocat et ardent partisan des allemands. Il s’agissait de lutter de vitesse afin que le texte pût être déposé avant l’ouverture du débat à l’Assemblée, fixé au 28 janvier. C’était impossible, et l’entreprise échoua malgré l’activité que déployèrent en coulisse Cerf-Berr et l’abbé Grégoire pour faire retarder la discussion : c’est le sort des seuls « portugais » qui fut débattu et réglé le 28 janvier.

4.3.2. La séance du 28 janvier 1790

La séance s’ouvrit à dix heures du matin : Talleyrand lut son rapport, très favorable : les juifs du Sud-Ouest, « régnicoles », jouissaient depuis deux siècles des mêmes droits que les français. Depuis le début de la Révolution, ils s’étaient engagé dans la Garde Nationale, et y assumaient parfaitement bien leurs fonctions. Donc, « ils demandent non pas d’être admis à la participation des doits de citoyens, mais plutôt d’être maintenus dans la jouissance de ces droits. » Le texte suscita des remous. Rewbell tenta aussitôt de parler contre les juifs, mais Noailles l’interrompit en faveur des « portugais ». Il parvint néanmoins à prononcer un discours contre tous le juifs du royaume, orientant habilement la question vers celle des juifs d’Alsace, la seule qui posait réellement problème : « L’exception pour les Juifs de Bordeaux entraînera bientôt la même exception pour les autres Juifs du royaume. » De Sèze, député de Bordeaux, appuya Talleyrand avec chaleur, mais la gauche aussi bien que la droite de l’Assemblée protestèrent : à droite, Maury repartit vaillamment au combat contre les juifs... A gauche, on réclamait contre une proposition qui équivalait à maintenir d’anciens privilèges, ceux des lettres patentes d’Henri II. Pas question ! Grégoire demandait qu’on prît en compte le sort des juifs avignonnais, et qu’on n’oubliât pas les « allemands »... Lepelletier de Saint-Fargeau fit chorus, et proposa qu’on accordât les droits de citoyens actifs aux juifs espagnols, portugais et avignonnais, ce qui réglait en bloc la question de tous les juifs du Sud de la France. La droite, prise de rage à cette idée, fit dès lors un tel tumulte qu’on ne put procéder au vote normalement : il fallut recourir à l’appel nominal. Maury se déchaîna et, avec une cinquantaine d’autres députés, fit « un tapage affreux, » parcourant toute la salle en hurlant, pour empêcher ce vote. « Le zèle de la maison de Dieu et la haine des Juifs donnaient à ces hommes pieux une sainte fureur », nota un journaliste... Une heure durant, le bruit fut tel qu’on ne put parvenir à rien. La droite vociférait, la gauche refusait de céder à l’intimidation, le centre appelait au calme au nom « du devoir et de l’honneur de l’Assemblée* »... Lorsque le vote eut enfin lieu, il accorda la citoyenneté à « tous les juifs connus sous le nom de Juifs portugais, espagnols, avignonnais », par 374 voix contre 224, sous les huées de la droite et d’une partie des tribunes.

Les juifs du Sud-Ouest et de Provence avaient gagné. Leur accès définitif à la citoyenneté française fut fêté, notamment à Bordeaux, où huit cents personnes applaudirent le décret de l’Assemblée, et où la garde nationale déploya ses drapeaux en l’honneur des nouveaux citoyens.

4.4. Le long combat des juifs de l’Est

Les juifs « allemands » restaient désormais seuls à devoir mener la lutte pour acquérir cette citoyenneté que l’Assemblés nationale avait à leur égard mise en suspens le 24 décembre 89. Ils étaient appuyés par les juifs de Paris : la plupart de ces derniers étaient des « espagnols » et bénéficiaient donc du nouveau décret, mais à la différence des juifs du Sud-Ouest, ils faisaient preuve de solidarité avec leurs coreligionnaires de l’Est moins heureux, bien qu’ils ne fussent pas favorables à leur revendications identitaires. Parmi eux restaient d’ailleurs une centaine d’ashkénazes dont le sort n’était pas réglé.

Une partie de la presse révolutionnaire dénonça l’injustice faite aux « allemands ». La Chronique de paris écrivait par exemple : « Ce bienfait (la citoyenneté) ne regarde que les Juifs dits Portugais et espagnols. Mais il nous annonce un décret plus général qui investira tous les Juifs domiciliés en France des mêmes droits et des mêmes prérogatives. N’ont-ils pas les mêmes dogmes que les allemands ? Quelle est donc cette inconséquence de craindre de la part de ces derniers ce que vous ne redoutez pas des autres ? » Hourwitz écrivit dans les Révolutions de Paris un article cinglant où il étalait des scrupules ironiques à prêter serment à la Constitution. Ne contenait-elle pas une loi « qui prive des droits de citoyens tous les hommes qui prient l’Être suprême en hébreu, et qu’il a fait naître ailleurs qu’à Bordeaux et à Avignon ? (...) Ce n’est pas tout : je suis moi-même Juif Polonais. Je crains, en conséquence, de commettre une espèce de suicide, en risquant de maintenir une loi qui m’avilit au-dessous des bourreaux*. »

La Commune de Paris était acquise aux « allemands », et c’est là qu’ils trouvèrent leurs deux porte-parole les plus résolus : Jacques Godard, jeune avocat au parlement de Paris, proche des députés progressistes ainsi que de Brissot et de Condorcet, et l’abbé Mulot. Dès l’automne 89, Godard s’était engagé pour la cause des juifs de l’Est : c’était lui qui avait rédigé leur adresse à l’Assemblée de décembre 89. Le jour même du débat sur les « espagnols et portugais », il présenta une députation des juifs ashkénazes de Paris à l’assemblée de la Commune : il rappelait que de nombreux juifs s’étaient engagés dans la garde nationale, signalait le patriotisme de Hourwitz, qui avait abandonné à la Nation le quart de son traitement, de Cerf-Berr qui avait envoyé sa vaisselle d’argent à la Monnaie. Mulot, qui présidait la séance, lui répondit chaleureusement. Le lendemain, il fit voter par l’assemblée primaire du district des Carmélites, où résidaient de nombreux juifs, une pétition « pour que les juifs, dont le district atteste la bonne conduite et l’entier dévouement à la chose publique, jouissent désormais des droits de citoyens actifs ». La pétition fut aussitôt présentée à la Commune. Mulot l’appuya de nouveau, soutenu par un autre « abbé patriote », Bertholio, qui s’écria : « C’est en vain qu’on voudrait faire parler le ciel et la religion des chrétiens pour continuer à priver les juifs des droits de l’homme. Notre religion ne prescrit rien de semblable. » L’assemblée décida de soumettre la pétition à l’approbation de chaque district. Godard se mit aussitôt en route, toujours à la tête de la délégation de juifs parisiens. Il rendit visite aux soixante assemblées primaires et plaida devant chacune la cause des juifs. Cinquante-neuf assemblées furent favorables et signèrent la pétition. Le 24 février, il rédigea, avec Fauchet, Bertholio et de Bourges (un autre avocat), une adresse à l’Assemblée Nationale, qui fut adoptée à l’unanimité par le conseil de la Commune. Le lendemain, une députation se rendit à la barre de l’Assemblée pour la présenter, avec à sa tête l’abbé Mulot : elle recueillit l’approbation du président Talleyrand, qui fit voter l’impression de l’adresse. En accord avec la Commune, les juifs de Lunéville et de Sarreguemine déposèrent aussitôt leur propre mémoire. Néanmoins la tentative échoua : quand la Rochefoucauld-Liancourt réclama que l’Assemblée fixe enfin une date pour le débat sur la citoyenneté des juifs de l’Est, Target, qui présidait, refusa catégoriquement. Il fallait encore attendre...

Nouvelle tentative de porter le débat à l’Assemblée le 22 mars : nouvel ajournement, cette fois-ci à la demande du duc de Choiseul-Praslin. Les juifs et leurs défenseurs ne se découragèrent pas et firent campagne sur campagne afin de s’attirer l’appui de l’opinion publique. L’abbé Lamourette, l’ami de Mirabeau, publia une réplique à Maury où il rappelait l’incompatibilité des droits de l’homme et du maintien des juifs hors de la citoyenneté. Une Lettre d’un Alsacien sur les Juifs d’Alsace circula, en réponse à Rewbell. A Strasbourg, la Société des Amis de la Constitution (les jacobins locaux) débattit de la question après la lecture d’un rapport de Marx Berr, le fils de Cerf-Berr. Ce texte, qui réfutait les rumeurs anti-juives qui courraient en Alsace et l’argumentation de Rewbell, fut adopté par la Société qui l’envoya aux Jacobins de Paris pour diffusion auprès de l’Assemblée Nationale. Un juif lorrain, Goudchaux, publia une réponse à Maury. Néanmoins une certaine lassitude se faisait jour, inquiétante : Berr Isaac Berr, l’ami de Grégoire, dans une lettre en réponse au discours anti-juif de La Fare, évêque de Nancy, proposait que les juif de l’Est renoncent aux droits politiques si leur organisation communautaire était respectée et les droits sociaux minimum accordés (droit au mariage libre, à la propriété, au commerce)*. C’était reculer dangereusement : les juifs accepteraient-ils de rester des français de seconde zone ? Le propre neveu de Berr Isaac Berr répliqua immédiatement et mit en garde contre ce mouvement de découragement, dans une lettre à La Fare concurrente de celle de son oncle*.

Pendant ce temps, les ennemis des juifs multipliaient eux aussi les textes : les pamphlets circulaient de plus en plus nombreux. A Strasbourg, les assemblées primaires votèrent une adresse à l’Assemblée où était réclamée la mise à l’écart des juifs : « L’expérience doit nous faire craindre que les vices que nous leur reprochons soient inhérents à leur caractère particulier et peut-être à une constitution qu’ils nous cachent... Si vous ne voulez que notre bonheur, nous le croyons attaché à la non-admission des Juifs dans notre ville comme citoyens. » En prime, les citoyens de Strasbourg réclamaient qu’on chassât Cerf-Berr et sa famille de leur ville...

Plusieurs fois proposée à l’Assemblée, la question restait toujours en suspens : les adversaires des juifs réclamaient régulièrement l’ajournement. La situation des juifs de l’Est s’aggravait cependant ; la vente des biens du clergé avait déclenché contre eux une vague d’antijudaïsme chrétien. Les journaux monarchistes agitaient la peur de voir les biens de l’Eglise achetés par des juifs : « les descendants d’Aaron, de Moïse, d’Elie, vont s’emparer des retraites tranquilles et riantes des disciples de Saint Bruno, de Saint Benoît, du séraphique Saint François. Où vous voyez des moines incirconcis, vous verrez des usuriers déprépucés. Une société de capitalistes juifs a offert 800 000 livres de l’emplacement des Chartreux à Paris, d’où l’on peut conclure qu’il vaut bien le double... * » L’Orateur du peuple prétendit que les partisans de l’émancipation aveint été achetés « pour 72 000 livres », et les charges se multiplièrent contre Grégoire, le « judaïque prélat », le « rabbin Grégoire »*.

4.5. Une victoire difficilement remportée

Il fallait en finir. La Commune revint encore une fois à la charge, et reprit la tactique de février. De Bourges adressa une nouvelle lettre à l’Assemblée, où était réclamée la reconnaissance immédiate des droits civiques et politiques aux juifs. La Commune fit rédiger un rapport sur cette lettre, qui fut confié à trois de ses membres : Brissot, Condorcet et Robin. Suite à ce rapport, évidemment favorable à la cause de l’émancipation, une nouvelle adresse fut rédigée. Une pétition des juifs d’Alsace suivit immédiatement... Comme en février, l’Assemblée enterra le tout. Néanmoins l’affaire de la taxe Brancas ne put être éludée : cette pension de 20 000 livres annuelles que payaient les juifs de Metz à la famille de Brancas, avait en principe été supprimée suite à la nuit du 4 août. Le duc de Brancas s’obstinant à la réclamer à la communauté juive, le Comité des domaines avait été saisi de la question. Il conclut en faveur des juifs, et la taxe fut définitivement et explicitement abolie, le 20 juillet.

Mais l’Assemblée ne pouvait se résoudre à franchir le dernier pas. Les journaux royalistes redoublaient de zèle antijuif. Tandis que Journal de la Cour et de la ville rimait des vers de mirliton :

« Par de fatals décrets, ô chrétiens
Il faut judaïser pour être citoyens »,

Les malheureux « allemands » avaient beau judaïser, et même être juifs, ils n’en étaient pas davantage citoyens. En janvier 91, Grégoire fut élu président de l’Assemblée. Le soir de son élection, un membre du Comité Ecclésiastique, Martineau, essaya de faire passer l’émancipation « par surprise », avec son soutien. Il proposa que « le décret du 28 janvier 1790 s’applique indistinctement à tous les juifs de quelque nature et sous quelque dénomination que ce soit, qui ont obtenu des lettre patentes de naturalisation, et que tous ceux qui réuniront par ailleurs les qualités requises par la loi doivent jouir des droits de citoyens actifs. » La droite fulmina : le prince de Broglie dénonça « toute cette intrigue ourdie depuis longtemps par quatre ou cinq juifs puissants établis dans le département du Bas-Rhin » et spécialement « l’un d’eux, qui a acquis une fortune immense aux dépens de l’Etat et épand depuis longtemps de sommes considérables dans cette capitale pour s’y faire des protecteurs et des appuis. » Il demanda le renvoi de la motion au Comité de Constitution, une fois de plus. Malgré les efforts de Grégoire, ainsi fut fait.

Au printemps s’ouvrit la campagne pour les nouvelles élections, et la constitution des listes électorales pour la Législative. Les juifs de Paris essayèrent de protester à nouveau contre l’exclusion des juifs de l’Est du droit de vote et d’éligibilité. Peine perdue.

Le combat devait-il être abandonné ? Les partisans des juifs étaient désormais divisés : Clermont-Tonnerre et les Monarchiens vitupéraient contre les feuillants « constitutionnels », eux-mêmes opposés aux patriotes au sujet des colonies. Brissot, Robespierre et Grégoire rompaient désormais des lances avec Barnave et les Lameth pour défendre les droits des noirs.

C’est pourtant au dernier moment que la cause si longtemps défendue fut gagnée contre toute attente : le 27 septembre, Du Port proposa que l’Assemblée révoque la suspension de citoyenneté touchant les juifs, et qu’ils « deviennent citoyens actifs s’ils remplissent les conditions prescrites par la Constitution ». Il ajoutait : « je crois que la liberté des cultes n’admet plus qu’aucune distinction soit mise entre les droits politiques de citoyens à raison de leurs croyances. Et je crois également que les juifs ne peuvent pas être seuls exemptés de la jouissance de ces droits, alors que les païens, les Turcs, les Musulmans, les Chinois même, les hommes de toutes les sectes, en un mot, y sont admis. » Rewbell se leva aussitôt et tenta de combattre la proposition, mais Thouret, qui présidait l’Assemblée, fut plus rapide : il ferma la discussion et fit passer aux voix. Le décret fut voté en moins d’une heure. Les juifs étaient désormais tous français.

Le lendemain, le prince de Broglie revint à la charge : il exigea que le serment civique soit de la part des juifs « une renonciation formelle aux lois civiles et politiques auxquelles les individus juifs se croient soumis. » L’Assemblée acquiesça. Rewbell se leva à son tour, pour une attaque plus sérieuse : il fallait protéger « la classe nombreuse et malheureuse qui vit sous l’oppression usuraire des juifs, qui « sont en ce moment créanciers en Alsace de 12 à 15 millions de cette classe du peuple*. » Il fallait que tous les juifs fournissent aux administrations locales le relevé de leurs créances pour vérification. L’Assemblée vota la mesure, ce qui ternit quelque peu celle, si tardive, de l’émancipation. Elle n’en suscita pas moins l’indignation vertueuse des royalistes et de la Cour. Madame Elizabeth écrivit le lendemain que « l’Assemblée a mis le comble à ses sottises et ses irréligions en donnant aux juifs le droit d’être admis à tous les emplois. » La presse royaliste poussa les hauts cris, mais enfin c’était fait : les juifs étaient émancipés, même s’il ne faut pas oublier que la plus grande partie d’entre eux, parfaitement misérable, était de facto exclue des droits politiques par le régime censitaire adopté par les Constituants.



5. Vivre libres

Les Juifs n’avaient pas attendu la citoyenneté pour s’engager dans la Révolution.
A Paris, beaucoup s’étaient engagés dans la Garde Nationale, ce qui leur valait parfois des railleries ou des altercations avec des chrétiens*. Leurs tentatives pour jouer un rôle actif dans les événements du moment furent souvent dénoncées : ils furent notamment accusés de peser, par vengeance contre l’Eglise qui les avait persécutés, dans la rédaction de la Constitution Civile du Clergé. Les poncifs anti-juifs étaient fort populaires et d’usage courant. Ainsi Anacharsis Clootz fit-il paraître, dans son journal, des textes judéophobes, comme de faux pamphlets anti-catholiques, signés de Juifs de fantaisie, dont un « Samuel Levi, prince de l’Exil, chef suprême des synagogues orientales et occidentales. »

Néanmoins l’émancipation acquise, les Juifs commencèrent de s’intégrer à la vie nationale. Contrairement à ce qui avait été annoncé par leurs adversaires, il n’y eut plus d’émeute anti-juive après 91, sauf une à Carpentras. En Alsace, plusieurs municipalités firent obstruction à la prestation du serment civique par les Juifs. A Bischeim, par exemple, ils furent convoqués le samedi, en vue de les contraindre à transgresser le sabbat s’ils voulaient prêter serment. On prétendait aussi les obliger à le prononcer tête nue, ce qui leur était impossible*. Le rabbin de la communauté, David Sinzheim, protesta auprès du district ; celui-ci lui donna raison et pria les municipaux « de ne point manifester aucune intolérance par une démonstration de mépris ou en gênant les opinions reçues parmi les hébreux, qu’enfin ils eussent à recevoir leur serment comme ceux-ci entendent le prononcer, à charge pour les Juifs de se soumettre à tous les devoirs et aux obligations imposées aux citoyens actifs. » La prestation eut finalement lieu le 18 avril 92, non sans incidents : la foule qui y assistait voulut forcer les Juifs à se découvrir, ce qui suscita des mouvements divers. Enfin le serment fut prêté par les nouveaux citoyens.

Les diverses communautés du pays prêtèrent toutes le serment, parfois en allemand comme à Sarreguemines « à cause de ceux qui ignorent la langue française ». Des Juifs furent presque aussitôt élus dans les municipalités. Plusieurs furent officiers de la garde nationale. Les frères Berr, fils de Cerf-Berr, fournisseurs aux armées comme leur père, furent un temps directeurs du Comité National des Subsistances.

Le sentiment national commença de se développer dans les communautés juives : en 1792, quand parvinrent à Metz les nouvelles des revers subis par les armées françaises, les officiers chargés du recrutement virent arriver au secours de la République la communauté juive menée par le président du tribunal rabbinique, le grand rabbin Oury Phoebus Cahen. Devant leur étonnement, celui-ci s’écria « N’est-il pas arrivé, le jour où la France doit pouvoir compter sur tous ses enfants ? » Et il ajouta : « Voici le jour de l’avènement de ce gouvernement juste et tolérant que nous avons attendu si longtemps. » C’étaient les débuts du patriotisme juif, appelé à un grand développement au XIXème et au XXème siècle. Les juifs de Metz participèrent à la victoire de Valmy et défendirent Thionville, et à leur retour, ils furent accueillis par leur rabbin et par le maire de la ville, Rolly, qui les conduisirent ensemble dans la synagogue où des discours furent prononcés pour exalter le courage des nouveaux citoyens. On chanta des cantiques hébreux sur l’air de la Marseillaise, et le maire fut couronné devant le tabernacle.

Dans le Sud-Ouest également, les juifs s’impliquèrent ardemment dans la vie révolutionnaire. Ils fréquentèrent les clubs, participèrent aux municipalités et aux divers Comités populaires. A Saint-Esprit lès Bayonne, le Comité de Surveillance de la ville, le Comité Jean-Jacques Rousseau, était entièrement composé de juifs. Néanmoins l’année 93 fut moins heureuse pour les juifs que les précédentes.


6. La Terreur

A l’automne 93 fut mis en place le gouvernement révolutionnaire et commença la période dite de la Terreur. Les Juifs n’en furent pas plus victimes que les autres français car les gouvernants montagnards n’étaient, à quelques exceptions près, aucunement anti-juifs, au contraire ; mais la répression ne les épargna pas non plus. Dans le Sud-Ouest, la plupart d’entre eux avaient pris partie pour les Girondins, ce qui les mit dans une position difficile : le plus célèbre personnage politique juif du moment, Abraham Furtado, qui en tant que membre de la municipalité avait été accusé de fédéralisme, dut se cacher.

Par ailleurs les mouvements anti-religieux de la fin de l’année 93 atteignirent les juifs comme les chrétiens. La Feuille de salut Public, à Paris, réclama l’interdiction de la circoncision : « La loi de la circoncision, nécessaire peut-être dans les contrées où elle fut faite, est inutile dans nos climats. L’observer, c’est outrager la nature, et l’humanité réclame contre cette pieuse barbarie. Il faut une loi précise qui défende aux descendants d’Abraham de circoncire les enfants mâles. Ce n’est point porter atteinte à la liberté des opinions religieuses. C’est épargner des crimes involontaires à des hommes que le bandeau de la superstition empêche de voir la lumière. » La Convention estima avoir autre chose à faire.

Il y eut quelques abjurations de rabbins : le 20 brumaire an II, le rabbin Salomon Hesse déclara devant sa section, celle des Amis de la Patrie, « n’avoir plus d’autres dieux que celui de la liberté, d’autre croyance que celle de l’égalité ». De nombreuses synagogues durent faire don de leur argenterie, quelques-unes furent confisquées par les municipalités. Le sabbat fut parfois interdit, et quelques rouleaux de la Torah furent transformés en tambours.

Parfois l’antijudaïsme, mal éteint, reparut à la faveur de la répression terroriste : le représentant Baudot écrivit à un collège que « partout, les juifs mettent la cupidité à la place de l’amour de la patrie, et leurs ridicules superstitions à la place de la raison. Je sais que quelques-uns d’entre eux servent dans nos armées, mais en les exceptant de la discussion à entamer sur leur conduite, ne serait-il pas convenable de s’occuper d’une régénération guillotinière à leur égard ? » Heureusement, un tel cas demeura une exception, et surtout la Convention comme le Comité de Salut Public désavouèrent Baudot. En principe, le gouvernement révolutionnaire donna tort à toutes les initiatives antijuives de la Terreur. Ainsi lorsque les municipalités du Bas-Rhin envisagèrent la destruction de tous les « livres hébreux, notamment le Talmuth, ainsi que de tous les signes quelconques de leurs cultes », lorsque les Jacobins de Strasbourg réclamèrent l’expulsion de France de tous les Juifs « toujours agioteurs, toujours accapareurs, toujours isolé du reste de la république », lorsque Saint-Just prétendit lever un impôt de 3 millions sur les Juifs de Nancy, l’autorité centrale compétente désavoua systématiquement ces terroristes trop zélés contre les Juifs. Ce fut parfois difficile : Saint-Just fit jeter en prison les protestataires de Nancy, et il fallut une pétition et un vote exprès de la Convention pour interrompre la levée de l’impôt de 3 millions : l’Assemblée dut déclarer celui-ci illégal, et rappeler que les juifs ne représentaient plus aucune catégorie particulière susceptible de traitements spéciaux. La mesure fut levée. L’honneur était sauf, mais de justesse...




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Thermidor mit fin à la Terreur, et les cultes redevinrent progressivement libres. Néanmoins le début de réaction qui suivit la chute de Robespierre n’eut pas que des effets positifs. Le statut des juifs ne tarda pas à être remis en cause. La question des dettes des communautés, qui n’avait pas été réglée, fut remise sur le tapis et posa de nombreux problèmes*. Ce fut le premier pas à rebours : le Directoire refusa la nationalisation de la dette juive, au mépris de la loi de septembre 91 qui nationalisait toutes les dettes des corporations et des communautés religieuses... Ce premier déni de l’égalité des droits tout juste acquise devait être suivi de bien d’autres.

Ce fut pour finir Napoléon qui régla le statut des juifs en France : l’Empereur était profondément anti-juif, et ne craignait pas de déclarer : « les juifs sont un vilain peuple, poltron et cruel. Ce sont des chenilles, des sauterelles qui ravagent les campagnes ». Il rassurait les notables à leur égard par ces fortes paroles : « Je ne prétends pas dérober à la malédiction dont elle est frappée, cette race qui semble avoir été seule exemptée de la rédemption, mais je voudrais la mettre hors d’état de propager le mal. » La structure consistoriale mise en place sous l’Empire, qui est encore en usage actuellement, n’a pas à être discutée ici. Les Juifs se rallièrent au régime impérial avec un enthousiasme très modéré, qui tourna à la grimace quand fut publié le « décret infâme » qui les replaçait sous le coup d’une législation discriminatoire. Leur droit de résidence était de nouveau limité, leurs activités économiques soumises à l’achat de patentes annuelles ; on en revenait aux obligations d’enregistrement de l’Ancien Régime, et ces humiliations se doublaient de l’interdiction de présenter des remplaçants pour le service militaire… A quoi bon la Révolution ? Heureusement, Louis XVIII abrogea le décret dès 1818 et les droits nouvellement acquis redevinrent une réalité. La France demeurait malgré tout le premier pays moderne à avoir donné aux Juifs la pleine égalité des droits civiques et politiques, du moins en théorie. En pratique, le long combat pour l’émancipation et l’intégration à la nation commençait à peine…



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